Une sculpture sans gravité

Marie de Brugerolle

Les œuvres proposées par Jean-Guillaume Gallais nous invitent à penser la sculpture comme outil de mutation. Le Stock et la Bibliothèque des gestes se présentent tels des objets à disposition. Fabriquées à partir de feuilles de papier de soie et de papier cristal colorées, elles ont, au repos, l’apparence de blocs de papiers ou de livres.

Empilées en tas sous leurs sacs-contenants suspendus au mur de la Bibliothèque des gestes, elles semblent être des mille-feuilles ou des bonbons anglais acidulés. De quels livres s’agit-il ? Comment des gestes peuvent-ils être contenus dans un livre ? Ceux-ci n’y sont pas en représentation mais existent dans leur déploiement potentiel.

Ce sont des ‘’sculptures à activer’’, en quelque sorte. Du livre elles ont l’apparence première et aussi la structure. Le procédé mécanique consiste à coller deux à deux, suivant un schéma en quinconce, les feuilles de papier. Elles s’enchaînent méthodiquement ‘’jusqu’à épuisement du stock’’. Le principe est équivalent à celui des banderoles décoratives pour les fêtes (bals, anniversaires). Les bandes verticales n’étant collées que sur leurs côtés, elles laissent pénétrer l’air en leur centre, provoquant un gonflement lorsqu’elles sont étirées. Cela constitue des sortes de ‘’frises accordéons’’ qui évoquent aussi les ‘’fraises’’ des cols blancs à la mode au XVIe siècle comme dans La Leçon d’Anatomie de Rembrandt ou les portraits de notables de Frans Hals. Objets pneumatiques, les sculptures s’animent par les gestes du visiteur. La fragilité du matériau provoque la délicatesse et suscite un contact précautionneux de prime abord. Se pencher, prendre, choisir d’abord des couleurs ou des textures, puisque la forme est forclose, puis déployer, poser, reprendre, disposer, traîner, contourner, laisser, autant d’actions et de postures que nous prenons. Ici la perception de la forme est ouverte à la préhension et à la tactilité. Ce n’est pas anodin. Nous imprimons, un temps, nos actes dans ces formes. Car bien que glacées ou résistantes, les fibres du papier conservent les micro traces de nos usages. C’est de l’ordre de l’inframince (le frottement de l’étoffe d’une jupe lorsqu’une femme marche, comme le définissait Marcel Duchamp), du subtil, de l’éther. Ténu mais tenace. Car il y a bien une mémoire du corps qui relève de la ‘’bibliothèque singulière’’, la langue reflète bien cet état de fait. Libérées de la représentation du sujet, par l’application d’un procédé de fabrication systématique, les œuvres de Jean-Guillaume Gallais sont des outils d’expérience et d’expérimentation. C’est une expérimentation des formes, par exemple des cylindres, des cônes, des cercles, que les longues bandes alvéolées peuvent former. C’est aussi l’expérience de la perte de repères : il n’y a pas une figure centrale, il n’y a pas de forme préétablie à trouver ou retrouver, cette absence provoque le désir de donner forme ou la mise en forme d’un désir. Expérience dans la couleur, le mouvement et leur corollaire : le bruissement. Murmure qui n’existe que par le déplacement d’air, pneumatique, une forme de légèreté se dégage. Le sol est le territoire de cette sculpture que Jean-Guillaume Gallais ne veut pas accrocher aux murs, suspendre au plafond ou étendre d’un mur à l’autre. Ces formes serpentent, se déroulent ou s’empilent à partir du lieu où nous nous tenons.

Notre verticalité, stature partant des pieds, est toujours posée. C’est à partir de cette gravité, notre centre, que nous inventons un chemin à travers les éléments du Stock. Pliées et rangées dans des sacs de plastique blanc, les formes de rosaces blanches et rouges, de serpentins bleu marine, de cônes oranges et de résilles rouges sont possibles. Elles vont ensuite envahir toute la surface disponible, en une prolifération dont la règle principale est le remplissage d’un territoire. Celui-ci a tendance à déborder les limites de l’espace d’exposition. S’invente alors une géographie, une cartographie, dont nous sommes l’abscisse. Notre corps vertical est alors perçu comme incomplet, manquant d’unité, de stabilité. C’est en tournant autour de ces étranges objets, en les manipulant et en découvrant le plaisir du craquement, la surprise d’une ouverture et la joie du flottement, que nos pieds révèlent leur bancale légèreté. Equilibre précaire et légèreté de l’humain sont deux instances que révèlent le Stock et la Bibliothèque des gestes.

La ‘’fraise’’ circulaire qui sciait le corps du calviniste en deux est déployée et trouve un usage sensualisé. La tête, siège de la sagesse qu’elle expédie aux membres, n’est plus séparée des mains qui agissent ou des reins où règne la concupiscence. Le corps en morceaux, est toujours un sujet divisé, mais pour un instant, cette séparation joue de nouveaux écarts. Un pas de côté, un geste retenu puis les prémices d’un mouvement : voici ce jeu auquel ces modules invitent. Dans mon expérience propre de la chose, il me semble que la fragilité des matériaux et l’enjeu du dévoilement de soi induisent dans une première phase de la retenue, de la distance.

Les individus restent dans leur petit monde, ou bien, comme les enfants, s’inventent un territoire momentané. Le contact avec l’autre se fait par la périphérie, en circonvolutions qui, en effet comme le souligne Jean-Guillaume Gallais, relèvent du flirt. C’est pourquoi le flottement est nécessaire, plutôt comme une respiration, un vibrato, qu’une réelle hésitation. Tous les sens sont ainsi subtilement sollicités, la tactilité bien sûrd, la vision d’emblée, l’ouie et l’odorat de façon plus discrète. C’est par moments, ou à la fin, que l’on entend le silence. Ainsi les objets sculpturaux de Jean-Guillaume Gallais produisent du volume, instaurent des limites dans un espace et font arriver des situations. L’enjeu n’est pas tant la déstabilisation d’une organisation que par ailleurs ils pointent, mais de provoquer ‘’du jeu’’, d’infimes déplacements qui agissent comme des petits stimuli. Si un homme est un livre d’expériences, qu’est-ce qu’une bibliothèque de gestes ? Comment conserver ceux-ci, les stocker ? Subtilement subversives, les œuvres de Jean-Guillaume Gallais nous font faire l’épreuve d’une chose essentielle : que nous ne sommes pas en reste, que toute chute n’est pas un débris et qu’il ne peut y avoir d’art sans une économie des corps. Ainsi la sculpture sans gravité est celle qui donne, à partir de la gravité, l’envie légère du mouvement. Les œuvres de Jean-Guillaume Gallais sont fabricantes : elles donnent envie de se mouvoir. Elles sont poétiques, elles donnent envie de donner forme, elles font sentir l’air qu’alors nous déplaçons. Elles sont réelles. Elles nous font buter sur l’impossible. Elles sont provocantes : elles ouvrent l’imagination. Elles sont symboliques : elles parlent de ce qu’il n’y a pas et disparaissent. Elles ne sont pas évanescentes : elles laissent une trace dans la mémoire du corps : l’empreinte d’un vibrato.

texte publié dans JEAN-GUILLAUME GALLAIS, STOCK, éd.Frac des Pays de la Loire, Instantané 38, Carquefou, 2003.