STOCK

Marie-Céline Duluc et Jean-Guillaume Gallais

Un stock, dans le langage courant, est une quantité de marchandises en réserve. Transposons ce terme dans le domaine artistique, il pourrait, alors, être assimilé à une réserve d’idées, de formes. C’est en ce sens que l’oeuvre intitulée Stock prend toute son importance dans le travail de Jean-Guillaume Gallais. Elle est, en effet, le point de départ de sa démarche artistique et pose les jalons des travaux réalisés par la suite, tant du point de vue formel que des objectifs. Visuellement, c’est un ensemble de structures, de tailles et de couleurs variées, dont le nombre est indéfini. Ces structures sont réalisées en collant, une à une, des feuilles de papier de couleurs vives, sur le mode des décorations de fête. L’oeuvre va tantôt envahir le lieu, tantôt le déserter, et ne sera jamais présentée de la même manière (les éléments qui la composent sont toujours différents et leur disposition évolue dans le temps). Ainsi, se pose d’emblée la question de sa définition : sommes-nous face à des sculptures ? une installation ? un environnement ? une décoration ? Ce travail et l’ensemble des œuvres de Jean-Guillaume Gallais, flirtent avec ces dénominations, cependant, ils n’en choisissent aucune et adoptent un statut plus ambiguë.

Habituellement, un sculpteur traditionnel va dégrossir un bloc, utiliser un moule ou couvrir une armature pour former la matière. Jean-Guillaume Gallais, va, au contraire, accumuler la matière, la construire par couches successives, pour parvenir à une épaisseur plus ténue, à une prémice de forme. Ses « sculptures », constituées d’alvéoles, de vides, résultent d’un travail avec l’air, deviennent des « sculptures en négatif ». Le geste de production se répète, jusqu’à l’épuisement du stock de papier pour aboutir, paradoxalement, à une structure légère renvoyant à l’univers de la pacotille, de l’éphémère, à une certaine gratuité. Ces formes sont souvent identifiables (une banderole, un tapis, des drapeaux, …), cependant, elles ne peuvent être utilisées comme les choses auxquelles elles renvoient (on ne peut ni porter ni suivre la banderole, marcher sur le tapis ou s’y asseoir, …) et vont également s’en distinguer de part certaines de leur caractéristiques formelles (par exemple, le bitume de la route, normalement dur, lisse et lourd, devient mou, troué et léger). Les oeuvres sont, en quelque sorte, des « images » de sculptures « jouant à être » ce qu’elles représentent. Ainsi, les drapeaux ne sont pas identifiables, ne se distinguent pas les uns des autres. Ils ne représentent plus des nations mais l’objet lui-même, qui devient ce qui est multiple et non plus ce qui rassemble. Si l’artiste est conscient de la charge symbolique des objets qu’il convoque, il joue, s’empare de ces grands concepts pour mieux les éprouver, les détourner. Par exemple, les banderoles ne portent pas d’inscription revendicatrice mais un message sibyllin, posé au sol, autour duquel on tourne et reste perplexe…

Les œuvres s’inscrivent, en outre, dans un mouvement perpétuel fait d’apparitions, de disparitions, de circulations dans l’espace1. Au lieu de convoquer la pérennité, l’artiste s’inscrit dans l’éphémère, dans l’enregistrement de l’infime. Les pièces se métamorphosent continuellement et, en disparaissant, vont générer des manques, des vides, créer une respiration. Inversement, dans leurs phases d’apparitions, elles vont, parfois, envahir, inonder un espace, l’éprouver en imposant une surcharge décorative presque inquiétante. Les structures vont opérer une association improbable du martial et de la fragilité en occupant, « dévorant » le lieu, tel un territoire à conquérir, et poser la question de son appartenance. De plus, si certaines des pièces dessinent des frontières et nous obligent à nous tenir d’un côté ou de l’autre (pour les banderoles), ou à côté d’elles (pour le tapis), ces frontières sont poreuses et mouvantes, ce qui compte alors, n’est plus tant l’un ou l’autre camp, mais la frontière en elle-même, ce qu’elle pointe, ce qu’elle symbolise. Les oeuvres modifient les flux, provoquent des détours, génèrent de la lenteur, des ralentissements. Dans le même temps, elles peuvent engendrer une forte hésitation ou un mouvement de recul (face à un espace qui nous oppresse ou que l’on craint d’endommager).

L’artiste va privilégier, face à une image forte (celle des objets), une plus ténue (des attitudes éphémères et infimes), privilégier des mouvements à une forme fixe (la sculpture). Il met ainsi l’accent sur le fait que, plus que de produire des formes, il tend à produire du vivant, des gestes, des déplacements, des postures et place l’attitude du spectateur au centre de son travail. Cependant, il ne va pas épier les réactions2 mais se plaira davantage à les anticiper. L’essentiel étant l’impulsion, le moment de l’écriture du scénario ou de la partition, plus que le film ou le concert. Le temps de l’œuvre devient celui de son activation, la proposition d’une promenade3 refusant un point de vue unique au profit de la multiplication des possibles, des lignes de fuite. Les œuvres, et notamment Stock, mettent en place des surprises, des zones de surgissement, aux détours de leurs chemins, telles des jardins4. Ces pièces, qui apparaissent comme des « sculptures en attente », au bord de l’accident, installent une tension latente, mettent en place des tentations (vais-je ouvrir un livre de la bibliothèque de gestes ? saisir un drapeau ?). Cependant, le spectateur se trouve confronté à des situations « impossibles » (un livre sans écrits, des drapeaux mikado,…), va s’interroger sur ce qu’il est sensé faire, ce que l’on attend de lui. Cette indécision va l’amener à adopter des attitudes hésitantes et tout un ensemble de « micro gestes » métaphoriquement convoqués par la bibliothèque de gestes.

Loin d’être manipulatrice, la démarche de Jean-Guillaume Gallais est avant tout empirique. En effet, l’aléatoire tient une place importante dans la manière dont il dispose les structures et les réalise (il fabrique à l’aveugle et ne voit le résultat qu’au moment du déploiement, de l’installation). Stock et les autres travaux, apparaissent comme des « tubes à essai » : l’artiste mêle des ingrédients, modifie les quantités, les formules et envisage les réactions. On peut alors établir un parallèle avec le montage cinématographique5 ou les activités propres à certains lieux de travail (comme l’atelier ou le laboratoire). Jean-Guillaume Gallais a composé, au fil du temps, un répertoire de formes (Stock pouvant aussi être envisagé comme une réserve d’objets, une compilation) pour des œuvres se singularisant par un inachèvement continu. Stock, par exemple, ne sera jamais terminée, elle accueillera sans cesse de nouveaux éléments, en délaissera d’autres pour y revenir,… En ce sens, ces travaux « restent en vie » car, une fois la réalisation terminée, l’artiste y revient, les soumet à de nouvelles expériences. Il adopte alors la posture de l’individu en recherche, préférant « l’assiette » à l’assise, les moments où les choses basculent6.

1 Au cours de l’exposition, l’artiste va sortir les éléments de sacs (également exposés). Il va les disposer, puis les déplacer ou les ranger pour les ressortir ensuite.

2 Il se refuse, par exemple, à enregistrer celles-ci ou à les représenter, même s’il s’intéresse à la façon de les « référencer ».

3 On peut reprendre, en ce sens, les propos de Nicolas Bourriaud sur les expositions des années 1990 : « l’œuvre ne se (donne) pas comme une totalité spatiale parcourable par le regard, mais comme une durée à parcourir, séquence par séquence, analogue à un court-métrage immobile dans lequel le spectateur devrait se déplacer lui-même ». BOURRIAUD Nicolas, un art de réalisateur, Art press n°147, mai 1990.

4 Ces travaux évoluent durant l’exposition, tout comme un jardin change au fur et à mesure du temps ou des interventions humaines.

5 La comparaison avec cette activité trouve également tout son sens dans la gestion des temps (lenteur, accélération) et le choix des plans (le corps des spectateurs est coupé par les structure qui l’encadrent, le cadrent différemment).

6 Nous pouvons mettre cette situation en relation avec les propos de Levi Stauss sur le don. Il explique que, à cause d’un « reste de fonds rituel et de mentalité magique », les destinataires d’un don n’osent pas le toucher. Celui-ci s’inscrivant, pendant une période, dans une zone de flottement où son appartenance n’est plus clairement définie.